THERINSFORD

 

L’aube était grise, le ciel couvert, le vent cinglant, la forêt silencieuse. Après un petit déjeuner rapide, Brom et Eragon plièrent bagage et s’apprêtèrent à partir.

Eragon rangea son arc dans son sac, de façon à pouvoir s’en saisir aisément. Il sella Saphira : en attendant qu’ils aient des chevaux, ce serait plus pratique pour transporter le harnachement. Ensuite, il attacha soigneusement Zar’roc sur le dos de la dragonne : il ne voulait pas se surcharger ; et, dans l’état de ses connaissances en escrime, une épée ne lui serait pas plus utile qu’un simple bâton.

À l’abri du roncier, Eragon s’était senti en sécurité. Dès qu’il en sortit, ses moindres mouvements trahissaient sa méfiance. Saphira décolla et les survola en cercles concentriques. Le manteau forestier s’éclaircit ; les voyageurs retournèrent vers la ferme pour rejoindre la route.

« Je reverrai cet endroit, se jura Eragon en regardant la maison en ruine. Ce n’est pas possible que je parte pour un exil définitif. Un jour, quand tout sera de nouveau paisible, je reviendrai… »

Alors, tournant les talons, il se dirigea vers les territoires barbares et étranges qui l’attendaient au sud…

Pendant que Brom et Eragon poursuivaient leur marche, Saphira filait à l’ouest, vers les montagnes, où personne ne la verrait. Eragon éprouva un pincement au cœur en la voyant s’éloigner. Le risque de rencontrer un voyageur avait beau être faible, désormais, Saphira et lui ne pouvaient pas rester ensemble : le danger existait encore.

Les empreintes des Ra’zacs sur la neige commençaient à s’estomper. Eragon ne s’en inquiétait pas. Selon toute vraisemblance, les envoyés du roi s’étaient contentés de suivre la route. Pour quitter la vallée et gagner les contrées sauvages, c’était le moyen le plus simple. En revanche, une fois la vallée franchie, le chemin découcherait sur un embranchement, et il serait plus difficile de déterminer la direction choisie par les Ra’zacs…

Les voyageurs avançaient en silence, concentrés sur le rythme de leurs pas. Les jambes d’Eragon s’étaient remises à saigner là où les croûtes avaient craqué. Pour penser à autre chose, il questionna le vieil homme :

— Au fond, de quoi sont capables exactement les dragons ? Vous disiez que vous connaissez quelques-uns de leurs pouvoirs…

Brom éclata de rire et eut un grand geste qui fit étinceler le saphir de sa bague.

— Hélas, je ne connais qu’une infime partie de ce que j’aimerais savoir sur eux ! Cela fait des siècles que les gens cherchent une réponse à ta question. Ce que je vais te dire sera donc par essence incomplet. Les dragons ont toujours été des créatures mystérieuses, même si cela n’est pas de leur fait… Avant que je puisse satisfaire ta curiosité, tu dois savoir quelques petites choses sur eux. On ne peut comprendre quoi que ce soit sur un sujet aussi complexe si on en ignore les fondements. Je commencerai donc par te parler du cycle de vie des dragons ; et si cette introduction ne t’a pas lassé, nous entamerons un nouveau chapitre.

Brom expliqua comment les dragons se retrouvaient en couple et comment leurs petits naissaient.

— Tu vois, dès qu’une dragonne pond un œuf, le dragonneau est prêt à éclore, dit-il. Pourtant, l’œuf attend parfois des années le bon moment. Quand les dragons vivaient entre eux, le bon moment, c’était souvent celui où il y avait de la nourriture en abondance. Néanmoins, après qu’ils ont formé une alliance avec les elfes, les dragons ont dû remettre un certain nombre d’œufs – pas plus d’un ou deux par an, en général – aux Dragonniers. Tant que le Dragonnier qui lui était destiné n’était pas auprès de lui, l’œuf n’éclosait pas. Comment les dragonneaux percevaient-ils cette présence ? Nul ne l’a jamais su. Chacun voulait toucher les œufs, espérant que l’un d’entre eux s’ouvrirait sous ses doigts.

— Voulez-vous dire que Saphira ne serait pas née si elle ne m’avait pas rencontré ? s’étonna Eragon.

— Sans doute. Le fait qu’elle soit née devant toi prouve en tout cas qu’elle t’appréciait.

Eragon se sentait honoré : parmi tous les habitants de l’Alagaësia, c’était lui que Saphira avait choisi. Il se demanda combien de temps elle avait attendu, à l’étroit dans son œuf obscur…

Brom continua ses explications. Il raconta quand et comment les dragons se nourrissaient. Eragon apprit ainsi qu’un dragon sédentaire, quand il a atteint sa taille adulte, peut passer des mois sans manger ; en revanche, à la saison des amours, il doit s’alimenter toutes les semaines. Il nota que certaines plantes soignent les maladies de ces créatures fabuleuses, tandis que d’autres les rendent malades ; et il retint qu’il existe plusieurs manières de prendre soin de leurs serres et de nettoyer leurs écailles.

Le vieil homme exposa ensuite des techniques pour combattre à dos de dragon… ou pour combattre contre un dragon, qu’on soit à pied, à cheval, ou sur un autre dragon. Il précisa que leur ventre était blindé, mais leurs pattes vulnérables.

Eragon ne cessait de poser des questions, que Brom accueillait volontiers. Des heures passèrent ainsi…

 

Quand le soir tomba, ils étaient près de Therinsford. Comme le ciel s’assombrissait, et qu’ils cherchaient un coin où installer leur camp. Eragon demanda :

— À quel Dragonnier appartenait Zar’roc ?

— À un guerrier redoutable, répondit Brom. On le craignait fort, à l’époque, car grand était son pouvoir.

— Comment s’appelait-il ?

— Je ne te le dirai pas.

Eragon insista, mais Brom ne céda pas :

— Je ne tiens pas à te laisser dans l’ignorance, loin de là. Simplement, il est certains secrets qui risquent de devenir dangereux et de te détourner de tes préoccupations actuelles. Je n’ai aucune raison de te perturber avec des révélations que tu n’as ni le temps ni la capacité d’assimiler. Je souhaite juste te protéger de ceux qui entendent se servir de toi pour accomplir le mal.

Eragon lui adressa un regard furieux :

— Vous savez quoi ? Je pense que vous aimez tout simplement parler par énigmes. Je pense que, si je vous abandonnais, j’éviterais de perdre mon temps avec vos sentences. Si vous avez quelque chose à dire, alors dites-le, au lieu de tourner autour du pot !

— Paix, mon ami, répliqua Brom. Tout te sera révélé le moment venu.

Eragon gronda. Il n’était pas le moins du monde convaincu.

 

Les voyageurs trouvèrent un endroit confortable pour passer la nuit. Ils installèrent leur camp. Saphira les rejoignit alors qu’ils attaquaient leur dîner.

« Tu as eu le temps de chasser ? » lui demanda Eragon.

La dragonne eut l’air amusée :

« Si vous ralentissez encore un peu, j’aurai le temps d’aller jusqu’à la mer et de revenir… et encore, il faudrait que je vous attende ! »

« Ne sois pas impertinente ! Nous irons plus vite dès que nous aurons des chevaux. »

De la fumée sortit des naseaux de Saphira :

« Peut-être, mais est-ce que ce sera suffisant pour rattraper les Ra’zacs ? Ils ont plusieurs jours – donc de nombreuses lieues – d’avance sur vous. Et j’ai peur qu’ils sentent qu’on est à leurs trousses. À mon avis, c’est ce qu’ils espèrent, d’ailleurs : pourquoi auraient-ils détruit la ferme d’une façon aussi spectaculaire, sinon pour te pousser à leur courir après ? »

« Je ne sais pas », reconnut Eragon, troublé.

Saphira se lova autour de lui, et il se pressa contre elle. La chaleur qu’elle dégageait fit du bien au garçon. Brom s’assit de l’autre côté du feu. Il taillait deux grands bouts de bois avec un couteau. Soudain, il en jeta un à travers les flammes. Eragon s’en empara par réflexe.

— Défends-toi ! lui lança le conteur en bondissant sur ses pieds.

Eragon observa le bâton : il avait été grossièrement taillé pour figurer une épée. Le vieil homme voulait se battre avec lui ? Qu’espérait-il ? « Il veut jouer à ce petit jeu-là ? songea-t-il. Très bien ! Mais, s’il pense me battre, il aura une drôle de surprise… »

Il se leva tandis que Brom contournait le feu. Les adversaires se firent face un long moment. Puis le conteur chargea. Son bâton décrivit une courbe rapide. Eragon essaya de bloquer l’arme. Trop lentement. Il poussa un cri quand l’épée de Brom toucha ses côtes, et il recula en trébuchant.

Sans réfléchir, il plaça un contre rageur, que le vieil homme para sans difficulté. Aussitôt, Eragon enchaîna par un coup qui semblait dirigé vers la tête de Brom. Au dernier moment, il abaissa son bâton pour le frapper au côté. Les deux armes se heurtèrent dans un bruit qui résonna alentour.

— Un peu d’improvisation ? commenta le conteur, les yeux brillants. C’est bien !

Son bras partit si vite qu’il en devint flou ; un intime instant plus tard, une explosion de douleur irradiait dans la tempe d’Eragon, qui s’effondra comme une masse, assommé.

Une douche glacée le ranima. Il se rassit en crachotant. Un bourdonnement résonnait dans son crâne. Il avait du sang séché sur le visage. Brom était debout au-dessus de lui, une casserole de neige fondue à la main.

— Vous n’aviez pas à faire ça ? s’écria Eragon, en colère.

Il se redressa. La tête lui tournait. Ses jambes menaçaient de se dérober sous lui. Brom leva un sourcil :

— Un ennemi ne retiendrait pas son bras. Alors, pourquoi m’y résoudrais-je ? Pour me mettre au niveau de ton incompétence, afin que tu aies l’impression d’être meilleur que tu ne l’es ? Non, non, ce serait un mauvais service à te rendre…

Il ramassa le bâton que le garçon avait lâché, et il le lui tendit :

— Aller, cette fois, défends-toi !

Eragon fixa le morceau de bois, le regard vague ; puis il secoua la tête :

— Non, ça suffit. J’ai eu mon compte.

Il s’éloigna… et faillit s’écrouler sous le coup qu’il reçut dans l’échine.

— Ne tourne jamais le dos à ton ennemi ! s’exclama Brom.

Il lui lança son bâton, puis attaqua. Eragon recula précipitamment derrière le feu.

— Tes bras plus resserrés ! lança le vieil homme. Tes genoux plus souples !

Il continua de donner ses conseils, s’arrêtant pour montrer à Eragon l’art de se fendre.

— Refaites ça plus lentement ! demanda le garçon.

Ensemble, ils décomposèrent les mouvements de base avant de reprendre leur duel furieux. Eragon apprenait vite, mais, malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à porter à Brom de coups sérieux.

Quand la leçon fut terminée, Eragon s’affala dans ses couvertures en gémissant. Il avait mal partout. Brom n’y était pas allé avec le plat de l’épée !

Saphira poussa un long rauquement. Sa lèvre supérieure se releva, dévoilant sa formidable rangée de dents.

« Qu’est-ce que tu as, toi ? » demanda Eragon, agacé.

« Rien, répondit-elle. C’est juste drôle de voir un petit jeune se faire étriller par un ancêtre… »

Et, de nouveau, son grondement s’éleva. Eragon rougit quand il comprit qu’elle riait. Essayant de préserver un peu de dignité, il se tourna sur le côté et se réfugia dans le sommeil.

 

Le lendemain matin, l’état général d’Eragon était pitoyable. Ses bras étaient couverts de bleus, et il était si courbaturé qu’il crut qu’il n’arriverait plus jamais à bouger. Brom leva les yeux du petit déjeuner qu’il servait et sourit :

— Comment te sens-tu ?

Eragon grommela et s’attaqua à la nourriture.

Reprenant la route, ils marchèrent d’un bon pas. Ils voulaient atteindre Therinsford avant le milieu de la journée. Quand ils eurent parcouru plusieurs lieues, ils aperçurent de la fumée à l’horizon.

— Tu devrais conseiller à Saphira de nous attendre après Therinsford, suggéra le conteur. Qu’elle prenne garde que personne ne la remarque…

— Pourquoi en lui dites-vous pas vous-même ?

— On considère qu’il n’est pas convenable d’interférer entre un Dragonnier et sa monture.

— Ça ne vous a pas empêché de le faire à Carvahall !

— J’ai fait ce que j’avais à faire, rétorqua Brom, l’air amusé.

Eragon lui adressa un regard noir, mais il transmit ses instructions, auxquelles Saphira répondit : « Prends garde, toi aussi. Les Sbires de Galbatorix peuvent se cacher partout. »

Au fur et à mesure que les voyageurs progressaient, les ornières de la route devenaient plus profondes. Eragon remarqua que les traces de pas étaient plus nombreuses. La présence de fermes confirmait qu’ils approchaient de Therinsford.

Le village était plus grand que Carvahall, mais il avait été bâti au petit bonheur ; les maisons étaient disséminées sans logique apparente.

— Quelle pagaille ! dit Eragon.

Il n’arrivait pas à repérer le moulin de Dempton. « À l’heure qu’il est, Baldor et Albriech ont sûrement ramené Roran à Carvahall », pensa-t-il. C’était mieux ainsi. Il n’avait pas envie de se retrouver face à son cousin.

— C’est laid, opina Brom : et je pèse mes mots.

L’Anora séparait les voyageurs de la ville. Un pont robuste enjambait le fleuve. Au moment où ils allaient le franchir, un homme obèse sortit d’un buisson et leur barra la route. Sa chemise était trop courte pour contenir sa panse. Une bedaine sale retombait sur la ceinture de corde qui retenait son pantalon. Derrière ses lèvres craquelées apparurent des chicots fatigués, telles des pierres tombales en ruine.

— Hé, on traverse pas comme ça, grogna le gros. C’est mon pont. Faut m’donner un p’tit kekchose.

— Combien ? demanda Brom d’une voix résignée.

Il extirpa un porte-monnaie. Les yeux du garde-pont brillèrent.

— Cinq couronnes, annonça-t-il dans un sourire hideux.

Eragon faillit exploser : le prix était exorbitant. Il s’apprêtait à protester vivement, mais un regard de Brom lui imposa le silence. Les pièces changèrent de main sans qu’un mot ne fût prononcé. Le vilain les glissa dans la bourse qui pendait à sa ceinture.

— J’vous r’mercie, messeigneurs, dit-il d’une voix moqueuse.

Il s’écartait lorsque Brom trébucha et s’accrocha au détrousseur pour ne pas tomber.

— Hé ! R’gardez où vous mettez les pieds, le vieux ! glapit celui-ci.

— Désolé, lâcha Brom en continuant son chemin, suivi d’Eragon.

— Pourquoi n’avez-vous pas marchandé ? s’écria celui-ci lorsque l’autre ne pouvait plus les entendre. Il vous a plumé vivant ! Je parie que ce pont ne lui appartient même pas ! On aurait dû le repousser pour passer sans payer !

— Tu as sûrement raison, reconnut le vieil homme.

— Alors, pourquoi avoir payé ?

— Parce que, en ce bas monde, ça ne vaut pas la peine de perdre son temps à discuter avec tous les imbéciles. Il est plus facile de leur donner satisfaction, puis de les berner quand ils ne s’y attendent pas.

Et Brom ouvrit sa main, dans laquelle brillaient des pièces.

— Vous avez percé sa bourse ! s’exclama Eragon, incrédule.

Brom cligna de l’œil et fit disparaître son larcin :

— Et elle en contenait plus que je ne pensais. Il n’aurait pas dû garder ses richesses dans un seul sac.

Un hurlement de colère s’éleva de l’autre côté du fleuve.

— Tiens ! s’écria Brom. Notre ami vient de s’apercevoir de sa perte… Si tu vois des gardes, avertis-moi.

Le conteur attrapa par l’épaule un jeune garçon qui courait dans une ruelle.

— Sais-tu où on peut acheter des chevaux ? lui demanda-t-il.

L’enfant les dévisagea d’un air important, puis désigna une grande écurie, à la lisière du village.

— Merci, dit Brom en lui donnant une petite pièce.

 

Les voyageurs marchèrent vers l’écurie. Les solides battants de l’entrée étaient entrouverts. Derrière, on voyait deux longues rangées de stalles. Des selles, des harnais, des étriers et des accessoires de mille sortes recouvraient un pan de mur. Un homme aux bras musculeux était en train d’étriller un étalon blanc. Il leva une main pour inviter les visiteurs à entrer.

— Superbe créature ! commenta Brom.

— Ça, c’est vrai ! Il s’appelle Feu-de-Neige. Moi, c’est Haberth.

Il tendit une paume rugueuse et serra vigoureusement les mains d’Eragon et de Brom. Poli, il attendit que les nouveaux venus déclinassent leur identité. Comme ils se taisaient, il demanda en quoi il pouvait leur être utile.

Nous cherchons à acquérir deux chevaux, expliqua le conteur. Avec leur équipement. Des chevaux rapides et endurants, capables de supporter un long périple.

Haberth réfléchit un moment.

— Je n’ai pas beaucoup de chevaux de ce genre, dit-il. Et ceux que j’ai ne sont pas donnés.

L’étalon s’agita. Son propriétaire le caressa, et l’animal cessa de renâcler.

— Le prix n’est pas un problème, répondit Brom. Je veux ce que vous avez : de meilleur.

Haberth acquiesça. Sans un mot, il attacha l’étalon dans un box, alla chercher deux harnachements similaires, puis se dirigea vers les stalles, d’où il sortit deux chevaux, l’un à la robe baie claire, l’autre au pelage rouan. Le cheval bai sur son licou.

Il a un sacré caractère, avertit l’éleveur en tendant la longe à Brom, mais, si vous avez un peu de poigne, vous n’en serez pas mécontent.

Le vieil homme laissa le cheval renifler sa main ; en échange, celui-ci l’autorisa à flatter son encolure.

— Nous le prenons, décida Brom. Par contre, je ne suis pas convaincu par l’autre…

— Ses jambes sont solides…

— Hmm… Et combien voudriez-vous pour Feu-de-Neige !

Haberth regarda l’étalon avec tendresse :

— Je préférerais ne pas le vendre. C’est le plus beau cheval ne j’aie élevé. J’espère beaucoup de ses saillies.

— Si vous décidiez de vous en séparer, insista Brom, combien m’en coûterait-il pour l’avoir ?

Eragon essaya de toucher le cheval bai à l’instar de son compagnon ; l’animal recula. Par réflexe, le garçon tenta de communiquer mentalement avec lui. Il frissonna, surpris, quand il réussit à accéder à sa conscience. Le contact n’était ni aussi clair ni aussi profond que celui qu’il établissait avec Saphira ; cependant, la communication n’en était pas moins possible, à un certain degré. Il tâcha de lui expliquer qu’il était son ami. Le cheval se détendit et posa sur son interlocuteur des yeux marron liquides.

Haberth se servit de ses doigts pour calculer le prix de Feu-de-Neige.

— Il vous en coûterait deux cents couronnes, non négociables, annonça-t-il.

Il eut un petit sourire confiant. Personne n’accepterait de payer une telle somme ! Et pourtant, Brom sortit une bourse de sa poche et compta les deux cents couronnes.

— Cela fait-il l’affaire ? demanda-t-il.

Il y eut un long silence. Le regard de Haberth alla de Feu-de-Neige aux pièces d’argent. Il soupira avant de lâcher :

— Il est à vous, bien que cela me brise le cœur.

— Je le traiterai comme s’il était de la lignée de Giltindor, le coursier légendaire.

— Vos mots me réconfortent, répondit Haberth en inclinant légèrement la tête.

Il aida ses clients à seller les montures. Quand ils furent sur le point de partir, il déclara :

— Adieu, donc. Pour le bien de Feu-de-Neige, je souhaite que le mauvais œil vous épargne.

— Ne vous inquiètes pas, dit Brom, je prendrai soin de lui.

 

Une fois dehors. Brom tendit les rênes de Feu-de-Neige à Eragon.

— Tiens, va m’attendre à la sortie du village.

— Pourquoi ? voulut savoir le garçon.

Brom avait déjà disparu.

Agacé, Eragon traversa Therinsford de part en part avec les deux chevaux, et il se posta sur le bord de la route. Au sud, on apercevait dans la brume les contours du mont d’Utgard, se dressant tel un monolithe géant à l’orée de la vallée. Ses pentes n’étaient pas visibles, masquées par les nuages : seules se découpaient les formes des contreforts à ses pieds. Son apparence sinistre et menaçante fit frémir Eragon.

 

Brom ne fut pas long. D’un geste, il ordonna à Eragon de le suivre. Ils avancèrent en silence jusqu’à ce que Therinsford disparût derrière un rideau d’arbres. Alors, Brom raconta ce qu’il avait appris :

— Les Ra’zacs sont passés par ici. Apparemment, ils se sont arrêtés au village pour acheter des chevaux, comme nous. J’ai parlé avec un homme qui les avait vus. Il les a décrits en tremblant de peur. Il m’a dit qu’ils avaient quitté Therinsford au galop, tels des démons fuyant un saint homme.

— Ils lui ont laissé une sacrée impression commenta Eragon.

— En effet…

Le garçon caressa les chevaux.

— Quand nous étions dans l’écurie de Haberth, annonçait au conteur, je suis entré en contact avec l’esprit du cheval bai. Je ne savais pas que c’était possible.

Brom fronça les sourcils.

— C’est une capacité rare chez des gens de ton âge, affirma-t-il. La plupart des Dragonniers avaient besoin de s’entraîner pendant des saisons entières avant d’arriver à communiquer avec d’autres créatures que leur dragon.

Pensif, le vieil homme examina Feu-de-Neige.

— Mets tes affaires dans les bâts accrochés à ta selle, ordonna-t-il. Puis attache ton sac sur ta monture.

Eragon obéit, tandis que Brom grimpait sur Feu-de-Neige. Le garçon examina le cheval bai. Il eut un doute. Un doute absurde, mais… Le cheval était si petit, si frêle par rapport à Saphira qu’Eragon se demanda, l’espace d’un instant, s’il réussirait à supporter son poids. Il se hissa néanmoins sur la selle. Jusqu’alors, il n’avait monté qu’à cru, et encore, sur de courtes distances exclusivement.

— J’aurai les jambes dans le même état que lors de mon premier vol avec Saphira ? s’inquiéta-t-il.

— Comment sont-elles, aujourd’hui ?

— Ça peut aller, mais j’ai peur qu’une chevauchée un peu rude ne rouvre mes blessures.

— Nous ne forcerons pas, le rassura Brom.

Il donna quelques conseils à son compagnon, et ils avancèrent au pas.

Très vite, le paysage commença de se modifier. Les fermes et les champs cultivés cédèrent la place à des étendues sauvages. Des ronciers et des arbustes enchevêtrés bordaient la route, et des branches d’aubépines s’accrochaient aux Vêtements des voyageurs. De hauts rochers gris se dressaient çà et là, témoins silencieux de leur passage. L’atmosphère était tendue, hostile, comme si la nature avait cherché à repousser ces deux envahisseurs.

Plus loin, dominant les intrus, grossissant à chaque pas de leurs montures, se dressait Utgard. Utgard et ses précipices vertigineux… Utgard et ses ravins enneigés…

La pierre noire du pic aspirait la lumière telle une éponge, obscurcissant les alentours. La route tracée entre Utgard et la ligne de montagnes qui bordait la partie orientale de la vallée de Palancar conduisait à une crevasse profonde. C’était le seul endroit praticable qui permettait de quitter la vallée. Les sabots des chevaux résonnaient haut et clair sur les gravillons. Bientôt, la piste se resserra. Au pied d’Utgard, elle n’était plus qu’un maigre chemin. Eragon leva les yeux sur le mont qui les surplombait. Il sursauta en distinguant, dans les hauteurs, une tour surmontée d’une flèche. L’édifice était en ruine – il n’en avait pas moins l’aspect d’une sentinelle lugubre veillant au-dessus de la vallée.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en pointant un doigt sur la tour.

Sans regarder, Brom jeta d’une voix empreinte d’une tristesse amère :

— C’était un avant-poste des Dragonniers. Il a survécu à leur disparition. Ici, Vrael avait trouvé refuge ; ici, par traîtrise, Galbatorix l’a retrouvé et vaincu. Quand Vrael est tombé, ce bastion est devenu maudit. On l’a appelé Edoc’sil, ce qui signifie « le lieu que l’on ne peut conquérir », car le relief est si accidenté et les pentes si déchiquetées que nul ne peut atteindre la tour, à moins de voler. Après la mort de Vrael, les gens ont baptisé cette montagne Utgard ; mais elle a un autre nom : Ristvak’baen, autrement dit « le lieu du chagrin ». Les derniers Dragonniers la désignaient ainsi… avant d’être massacrés par le roi.

Eragon scrutait la montagne avec un respect mêlé de crainte. De discrets échos de la gloire des Dragonniers flottaient dans l’air, presque tangibles, bien que le temps n’eût cessé de les éroder. La geste des Dragonniers ne datait pas d’hier. En un instant, tout un héritage de traditions et d’actions héroïques remontant à une époque reculée avait pénétré l’âme d’Eragon…

 

Ils contournèrent Utgard pendant de longues heures. Le mont exhiba sa paroi impressionnante à leur droite lorsqu’ils s’enfilèrent dans la brèche qui entaillait la chaîne. Pressé de découvrir ce qu’il y avait au-delà de Palancar, Eragon se dressa sur ses étriers ; mais les voyageurs étaient encore trop loin pour le distinguer. Ils chevauchèrent dans un défilé accidenté, passant de collines en ravines le long de l’Anora. Puis, tandis que le soleil se couchait derrière eux, ils gravirent un promontoire et virent ce que les arbres et le relief leur avaient dissimulé jusque-là.

Eragon poussa une exclamation. À leurs pieds, une plaine immense s’étendait à perte de vue avant de se confondre avec le ciel. Le sol était brun clair, couleur de l’herbe morte. Des traînées de nuages longs et fins filaient au-dessus de leurs têtes, effilochées par des vents violents.

Eragon comprenait pourquoi Brom avait tenu à se procurer des chevaux. Ils en auraient eu pour des semaines, voire des mois, s’ils avaient voulu parcourir cette immensité à pied. Loin devant, Saphira volait, si haut qu’on pouvait la prendre pour un gros oiseau.

— Nous ne descendrons dans la plaine que demain, annonça Brom. Nous y consacrerons sûrement une grande partie de la journée. Par conséquent, je suggère que nous dressions le campement tout de suite.

— La plaine est-elle aussi vaste qu’elle le paraît ?

— La traversée dure entre deux et quinze journées, selon la direction que l’on prend. Seules quelques tribus de nomades errent dans les environs ; sinon, elle est aussi déserte que le désert du Hadarac, situé à l’est. Aussi ne croiserons-nous guère de villages. Au sud, les terres sont moins arides et, partant, plus densément peuplées.

Ils quittèrent le chemin et mirent pied à terre sur les berges de l’Anora. Tandis qu’ils dessellaient leurs montures, Brom désigna le cheval bai :

— Tu devrais lui donner un nom.

Eragon attacha l’animal et dit :

— Eh bien, je n’en ai pas d’aussi noble que Feu-de-Neige, mais…

Il posa une main sur le cheval :

— Je te baptise Cadoc. C’était le nom de mon grand-père. Montre-t’en digne.

Brom approuva d’un signe de tête ; et cependant Eragon se sentit un peu bête.

 

Quand Saphira atterrit près des deux hommes, Eragon demanda : « Comment trouves-tu la plaine ? »

« Ennuyeuse. Il n’y a que du rien à l’horizon, avec des lapins et des broussailles au milieu. »

Ils dînèrent tranquillement ; puis Brom sauta sur ses pieds et cria :

— Attrape !

Eragon eut à peine le temps de lever le bras pour se saisir du bâton qui fonçait droit vers sa tête. Il grogna en découvrant dans sa main un nouveau simulacre d’épée.

— Oh, non ! gémit-il. Ça ne va pas recommencer !

Brom se contenta de sourire et fit un geste autoritaire. À regret, Eragon se mit debout. Ils s’affrontèrent et se tournèrent autour dans un déchaînement de claquements de bois. Le garçon recula bientôt, le bras cuisant.

La séance d’entraînement fut plus courte que la première, mais assez longue pour qu’Eragon pût enrichir sa collection de bleus et d’écorchures. Quand ils eurent fini leur combat, il jeta son bâton, écœuré, et s’éloigna du feu pour soigner ses blessures.

Eragon
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